Campus n°146

« Israël est, ‘de facto’, déjà cantonalisée »

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Ancien président de la Knesset, Avraham Burg imagine
une réorganisation d’Israël sous la forme d’une fédération, inspirée par la Suisse. La cohabitation avec la Palestine pourrait prendre la forme d’une confédération à deux États.

Comment l’idée de créer une fédération en Israël vous est-elle venue ?
En 2015, l’ex-présidente de la Confédération Micheline Calmy-Rey m’a emmené à Glaris où j’ai eu le plaisir d’assister à un débat ouvert sur le budget du canton [la Landsgemeinde, ndlr]. Ce que j’y ai vu m’a fasciné. Des centaines de personnes ont convergé vers la place du marché un dimanche matin avec le budget du pays sous le bras après l’avoir lu et préparé des questions. Durant des années, j’ai fait partie de la Knesset, le Parlement israélien, j’en ai même été le président. Jamais, de ma vie, je n’ai vu un seul parlementaire israélien agir ainsi. C’est en observant la démocratie directe en action dans ce petit canton suisse que la graine a été plantée dans mon esprit. J’y ai repensé souvent par la suite. Et ce, d’autant plus que j’avais l’impression que la démocratie en Israël ressemblait de plus en plus à celles de certains pays d’Europe de l’Est, qui laissent une place centrale à la religion, brassent un important volume de symboles, d’émotions et d’excitation nationalistes tout en favorisant une approche à tendance autoritaire dans beaucoup de dimensions de la vie des citoyens.

Qu’est-ce qui vous fait penser qu’Israël pourrait suivre la voie de la Suisse ?
Au moment de sa création, Israël était un véritable melting-pot de populations d’origines et de cultures très différentes mais qui ont réussi, dans les premières années du moins, à se fondre en un seul peuple égalitaire. Petit à petit, toutefois, on s’est rendu compte que le feu sous ce melting-pot était trop fort, au point de faire fondre le pot lui-même, ce qui a provoqué la réapparition d’une multitude d’identités différentes. Le précédent président d’Israël, Reuven Rivlin, a décrit en 2014 le pays comme étant constitué de tribus. Il en a identifié les quatre principales : les ultraorthodoxes, les
sionistes religieux (essentiellement les colons), les Arabes et les laïques. Et c’est alors qu’est arrivé le coronavirus.

Qu’est-ce qui s’est passé à ce moment-là ?
Je pensais jusque-là que Jérusalem était une capitale forte. Il me semblait que quoi que pourraient décider les autorités centrales, le reste du pays obéirait. La pandémie a révélé qu’en réalité, personne ne faisait vraiment attention aux directives du gouvernement. Dès l’instant où le virus a contraint le pouvoir à prendre des mesures sanitaires touchant de nombreux aspects de la vie des citoyens, la faiblesse de Jérusalem a été exposée au grand jour. Les ultraorthodoxes n’ont pas voulu stopper l’éducation de leurs enfants. Le maire de Tel-Aviv a décidé de vacciner les enseignants contre les recommandations du ministre de la Santé. Les Arabes ont continué à célébrer leurs mariages de masse avec des milliers d’invités. Autrement dit, chaque tribu s’est comportée comme elle le souhaitait. Je me suis alors dit qu’Israël était déjà « cantonalisée » de facto. De cette observation et du fait que j’adore voir les communautés s’exprimer de façon plus directe que par le biais de parlementaires et agir en fonction de leurs propres priorités plutôt que de celles des autorités centrales, je me suis dit que l’on pouvait peut-être faire d’Israël une fédération de jure. C’est ainsi que mon idée a évolué. Je l’ai théorisée au cours de cette dernière année et elle est présentée dans un livre que je suis en train d’écrire sur le concept d’une Israël alternative.

N’y a-t-il pas encore un long chemin à parcourir avant d’arriver à une fédération d’Israël qui ressemblerait à celle de la Suisse ?
La Suisse a eu besoin de plus de sept cents ans pour perfectionner son système. Nous ne sommes entrés dans le processus que depuis 75 ans. À cette aune, nous aurions encore 90 % du chemin à parcourir. Cela dit, en Israël, nous avons actuellement un gouvernement, deux langues, deux religions majoritaires, deux communautés nationales, elles-mêmes divisées en tribus et cantons. C’est une image qui ressemble un peu à celle de la Suisse d’il y a 150 ans, à l’époque de la guerre du Sonderbund [la guerre civile de 1847, ndlr] qui a abouti à l’adoption d’une nouvelle Constitution transformant l’ancienne confédération en une fédération de cantons [même si la Suisse continue à se désigner aujourd’hui comme une confédération, ndlr]. En Israël, une telle métamorphose ne se réalisera pas en un jour. Mais je pense que nous pourrions prendre beaucoup moins de temps que la Suisse.

Pourquoi ?
Les choses vont plus vite à notre époque. Mon père, né en 1909 en Allemagne, est devenu l’un des fondateurs de l’État d’Israël. Il était un rabbin orthodoxe, leader du parti nationaliste religieux. Aujourd’hui, son arrière-petit-fils fréquente une école maternelle mixte où la moitié des enfants sont Juifs et l’autre Arabe. Il en est revenu l’autre jour en me disant qu’ils avaient fêté l’anniversaire de Mohammed. « Pas mon copain du foot mais celui qui est mort il y a longtemps », a-t-il précisé. Quel chemin parcouru en quatre générations ! Les écoles telles que celles où se rend mon petit-fils formeront les élites de demain. Celles-ci parleront les deux langues, respecteront les membres de l’autre communauté et rechigneront à promouvoir des récits nationalistes contradictoires. Elle ne sera pas majoritaire mais il s’agira d’une élite de qualité. C’est ce dont le pays a besoin. Des individus qui ont appris le « vivre-ensemble ».

Est-ce qu’en Israël les divergences ne sont pas beaucoup plus profondes qu’en Suisse ?
Toute analogie perd de sa pertinence dès qu’on revient à la réalité. La Suisse ne se trouve pas, et de loin, dans une situation régionale similaire à celle d’Israël. Les moindres tensions entre Juifs et Arabes à l’intérieur des frontières ont un écho dans le conflit plus large qui oppose Israël à ses voisins et même ses voisins entre eux, (shiites contre sunnites, islam modéré contre islam politique, etc). Mais si l’on ne considère qu’Israël dans ses frontières de 1967 et en faisant abstraction des Territoires occupés, je suis persuadé que l’on peut trouver un dénominateur commun entre Tel-Aviv, ville laïque et mondialisée, Bnei Brak, une ville de la banlieue de Tel-Aviv qui est l’environnement le plus ultraorthodoxe et ghettoïsé du pays, ou Nazareth, la plus grande ville arabe. Aujourd’hui, pour beaucoup d’Israéliens, la malédiction, c’est, en vrac, le Hamas, les Palestiniens, les Arabes… Mais quand leur voiture tombe en panne, c’est un Arabe qui la répare. Quand ils vont manger le meilleur houmous du quartier, c’est un Arabe qui le leur prépare. Quand ils vont acheter leurs médicaments, ce sont des Arabes (qui tiennent 75 % des pharmacies du pays) qui les leur vend. Sans parler de tous les professionnels de la santé, médecins, internes, infirmières, spécialistes paramédicaux, qui sont en majorité Arabes et qui ont joué un rôle de premier plan durant la pandémie de covid. Donc, s’ils font confiance aux Arabes pour leur voiture, leur nourriture et leur santé, pourquoi ne le feraient-ils pas aussi pour la politique ? J’y crois mais cela ne peut se faire que sur la base d’une redistribution du respect des uns pour les autres (au lieu de garder tout le respect pour soi et le mépris pour les autres), tout en conservant à l’esprit qu’il faut respecter l’autre non pas comme un égal mais comme un égal différent. Nous ne pouvons pas être tous comme les ultraorthodoxes, les libéraux ou les nationalistes. Nous sommes tous égaux mais aussi très différents. Le fait d’accepter ce principe me semble un très bon modus operandi.
La violence qui règne dans la région n’est pas faite pour aider…
Nous vivons dans une région qui est en effet un peu plus violente que l’Europe. Toutefois, la situation n’est pas si problématique. En 1948, sept armées envahissaient un pays en formation. En 1967, il n’y en avait plus que trois. En 1973, deux. Aujourd’hui, nous n’avons plus affaire qu’à deux demi-armées, (syrienne et palestinienne). Même la menace iranienne n’est pas aussi existentielle ni hystérique que ce que l’ancien premier ministre Benjamin Netanyahou a voulu nous faire croire. Bref, nous sommes confiants, puissants, autonomes et le bien-être de la société n’est pas en péril. Ne serait-ce pas le bon moment pour nous relaxer un peu et vérifier si une option alternative serait meilleure que celle qui est actuellement en vigueur ? Il est temps d’en finir avec cette ambiance de menace permanente, dans laquelle le moindre adversaire est un nazi ultime et tout ce qui nous arrive un holocauste.

Pensez-vous que les choses vont changer avec le nouveau gouvernement, issu d’une coalition de huit partis allant de la gauche à l’extrême droite et incluant une formation islamiste ?
C’est difficile à dire. Je n’ai pas voté pour ce nouveau gouvernement. Ce n’est pas ma dream team. Mais, au moins, c’est la fin d’un cauchemar. Son rôle est simple et difficile à la fois. Il s’agit de normaliser Israël. Pour cela, il faut d’abord calmer le jeu, revenir à un discours plus digne et moins hystérique, soigner la nation de tous les incendies internes que l’ancien premier ministre a déclenchés.

Vous avez exposé votre idée de fédération ce printemps dans un journal d’extrême droite en Israël. Pourquoi ce choix et quelle a été la réaction des lecteurs ?
J’aurais pu, comme d’habitude, publier mon article dans Haaretz, le journal de gauche. Mais le lectorat de ce titre est de toute façon progressiste. En utilisant ce canal, je ne serais arrivé à rien. J’ai donc décidé de me tourner vers un journal de droite, nationaliste qui s’adresse principalement aux colons. J’ai proposé mon papier à l’éditeur et, le lendemain, il était publié. Les réactions sont venues par centaines. Les gens voulaient en savoir plus, comment mettre cette idée en œuvre, etc. Particulièrement conservateurs, les colons se sont montrés intéressés car ils ne souhaitent pas adopter un mode de vie libéral comme celui de Tel-Aviv. Ils ont adoré cette perspective d’une vie communautaire semi-autonome. Mais la réaction la plus intéressante est venue du rédacteur en chef du site Internet le plus ultraorthodoxe du pays qui a décidé d’inviter l’ambassadeur de Suisse à un débat pour lui demander si l’idée de ce gauchiste d’Avraham Burg était faisable en Israël. Et l’ambassadeur lui a dit que oui, ça l’était.
Est-ce que votre idée de fédération comprend aussi les Territoires occupés ?
Je ne suis pas sûr. Il y a de cela plusieurs années, j’ai donné un coup de pied dans la fourmilière en affirmant que la solution à deux États n’était plus réaliste et ce, pour différentes raisons : la colonisation irréversible de certaines portions du territoire, la fragmentation de la Palestine, la faiblesse du gouvernement palestinien, le manque de motivation des Israéliens, etc. En revanche, entre Israël et la Palestine, il pourrait y avoir une confédération. Cela implique évidemment que tous les individus vivant entre le Jourdain et la Méditerranée aient, constitutionnellement, les mêmes droits. Mais il y aurait deux entités politiques. La première, israélienne, serait le lieu où la majeure partie des problèmes concernant les juifs seraient traités. La seconde serait l’endroit où les questions touchant les Palestiniens seraient résolues. Au sommet, on trouverait la structure coopérative confédérale dans laquelle les deux entités fonctionneraient ensemble et partageraient un certain nombre de responsabilités comme les questions environnementales, la gestion de l’eau et des déchets, les infrastructures, plus tard peut-être l’éducation et ainsi de suite jusqu’à ce qu’on aboutisse à une confédération pleine et entière. Ainsi, ceux qui ne veulent voir qu’un seul pays, verront une confédération. Ceux qui veulent y voir deux États, verront deux entités politiques. Et ceux qui privilégient le respect des droits humains et civils verront une constitution commune promettant l’équité pour tous les citoyens. Je pense d’ailleurs que l’on y parviendra davantage grâce à la psychopolitique qu’avec la politique au sens classique du terme. Les Israéliens et les Palestiniens se chamaillent depuis plus de 70 ans pour savoir qui des deux a vécu le plus grand traumatisme, l’holocauste subi par les premiers durant la Deuxième Guerre mondiale ou la Nakba (la catastrophe) vécue par les seconds en 1948. Au lieu de chercher le plus grand malheur, il faudrait accepter la souffrance de l’autre et avancer sur le respect mutuel pour fabriquer le monde de demain.

En juillet 2018, la Knesset a entériné une loi qui fait d’Israël l’État-nation du peuple juif. En réaction, vous avez entamé des démarches en vue d’être démis de votre « nationalité juive ». Pourquoi ce geste ?
Je suis Juif, j’écris en hébreu et j’ai rédigé une interprétation des cinq livres de Moïse ainsi qu’une traduction d’un livre théologique. Le judaïsme que je connais représente une culture, une civilisation et une religion dans laquelle l’égalité entre les individus est la valeur centrale. Un des problèmes de cette loi de l’État-nation, adoptée sous l’impulsion des mouvements d’extrême droite, c’est qu’elle impose une nouvelle définition du judaïsme, très nationaliste, voire chauviniste, qui ne respecte pas l’égalité des autres, aussi bien dans qu’en dehors de la sphère juive. S’ils veulent redéfinir le judaïsme, libre à eux. Mais qu’ils ne m’imposent pas leur définition abusive. J’ai donc demandé à la Cour de justice de supprimer mon enregistrement à l’État civil en tant que Juif si cette loi devait être entièrement adoptée (la Cour suprême doit encore se prononcer sur sa constitutionnalité). C’est une question abstraite mais elle touche au cœur de l’existence d’Israël. Est-ce que ce pays appartient à tous ses citoyens ou n’appartient-il qu’aux Juifs? Ma réponse est bien sûr qu’Israël appartient à tous ses citoyens.

Propos recueillis par Anton Vos

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