Campus n°147

Toujours plus loin, toujours plus petit

Les scientifiques du Département de physique appliquée travaillent au perfectionnement de la cryptographie quantique. Ils détiennent le record de distance (421 kilomètres) sur laquelle cette technique a pu être mise en œuvre. Ils ont aussi réussi à miniaturiser une partie du dispositif dans une puce de moins d’1 millimètre.

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Dans les systèmes de communication quantique, l’élément essentiel est ce qu’on appelle la distribution d’une clé quantique (QKD, pour Quantum key distribution) entre deux interlocuteurs fictifs (appelés par convention Alice et Bob). Et le record du monde de la plus grande distance sur laquelle une telle distribution a pu avoir lieu dans une seule fibre optique est détenu par l’équipe d’Hugo Zbinden, professeur associé au Département de physique appliquée (Faculté des sciences). Dans un article paru le 5 novembre 2018 dans la revue Physical Review Letters, lui et ses collègues, dont Alberto Boaron, premier auteur de l’article, présentent en effet une expérience de QKD à travers 421 kilomètres de fibre optique, battant ainsi le record précédent de 404 km obtenu par des chercheurs chinois en 2016. L’équipe genevoise a pu repousser les limites de l’exercice en optimisant toutes les parties du système. Elle a recouru à des fibres optiques de nouvelle génération transmettant plus efficacement la lumière à de nouveaux détecteurs de photons uniques dans leur conception et à une nouvelle méthode d’encodage des signaux quantiques permettant de simplifier le dispositif expérimental tout en préservant son efficience. Elle a aussi augmenté le taux de génération des états quantiques pour atteindre 2,5 GHz, ce qui signifie que 2,5 milliards de signaux sont envoyés par seconde.
Les clés de cryptage quantiques sont inviolables. Cette infaillibilité est basée sur les lois de la physique quantique qui stipulent qu’il est impossible de copier un objet (état) quantique sans le perturber. Les deux utilisateurs s’échangent des états quantiques via des photons dans lesquels sont encodées des informations. Si un tiers tente d’intercepter cette communication, il introduit nécessairement des erreurs et dévoile immédiatement sa présence. La distance de transmission obtenue par les physiciens genevois représente une étape importante en vue de l’établissement d’un réseau de communication quantique entre les villes, par exemple à l’échelle européenne.

Par satellite

« Pour être honnête, depuis notre record, d’autres groupes dans le monde ont couvert des distances plus grandes, précise Hugo Zbinden. Mais ils l’ont fait à l’aide d’un dispositif très différent, avec une source de photons située entre deux portions de fibres optiques distinctes, ce qui permet tout de suite de diminuer les pertes et de doubler la distance. Ce système est vraiment plus complexe que le nôtre et difficile à mettre en œuvre. Il n’est pas sûr qu’il représente un réel avantage. » Une équipe chinoise a ainsi pu atteindre une distance de 600 km (ou plutôt deux fois 300 km), selon l’article paru le 7 juin 2021 dans Nature Photonics.
Il convient de citer également le fait qu’une autre équipe chinoise a réussi à transférer une clé quantique entre deux stations terrestres (une en Autriche et l’autre en Chine) en passant par un satellite, baptisé Micius, spécialement conçu pour cela. Dans ce cas de figure, il est nécessaire de faire « confiance » au satellite, qui connaît la clé de cryptage. Pour résoudre ce problème, les chercheurs chinois ont répété l’expérience entre deux stations séparées de 1203 kilomètres à l’aide d’une source de paires de photons intriqués embarquée sur le satellite. Dans l’idée d’une généralisation de la cryptographie quantique à toutes les communications et donc à celles qui passent par les réseaux de satellites, cela représente une étape importante (d’autres agences spatiales développent d’ailleurs leurs propres projets). Mais pour l’instant, de tels satellites sont très chers, le taux de génération de clés quantiques est très faible et l’instrument, placé en orbite basse, se déplace très vite (il fait le tour de la Terre en une heure environ), laissant peu de temps pour la transmission.

Miniaturisation

En attendant, sur Terre, Hugo Zbinden et ses collègues poursuivent leurs efforts de perfectionnement du dispositif de QKD. Leur attention se porte actuellement sur la miniaturisation des composants optiques. Ce qui pouvait encombrer il y a quelques années encore une table optique entière (atténuateurs, modulateurs, miroirs, lentilles, coupleurs, interféromètres…) a ainsi pu être rangé dans un circuit intégré tellement petit qu’il est à peine visible. Tout n’a pas encore pu être miniaturisé de la sorte mais le gain de volume est déjà spectaculaire. Le laser est encore externe par exemple, mais il est de toute façon déjà très petit. Le tout tient dans une petite boîte et c’est désormais la connectique et les appareils informatiques de pilotage qui prennent le plus de place.
La puce est conçue par une entreprise de design de circuits intégrés et fabriquée par une fonderie en Europe. C’est un changement majeur car jusqu’à présent, le groupe a toujours développé et contrôlé toutes les parties de ses dispositifs de communication quantique. « Maintenant, si le « chip » a un défaut, ce qui arrive, il nous est évidemment impossible d’aller voir à l’intérieur et de le réparer, précise Rebecka Sax, qui prépare sa thèse sous la direction d’Hugo Zbinden. Il nous faut en commander un autre. Un processus qui prend à chaque fois six mois. »


Du plus beau hasard

Un autre axe de recherche du laboratoire vise à l’augmentation de la qualité du hasard produit par un dispositif quantique. C’est en effet un générateur de nombres aléatoires (fabriqué par ID Quantique, la spin-off de l’UNIGE, lire aussi en page 34), basé sur les propriétés quantiques des particules élémentaires, en l’occurrence des photons, qui permet de créer des clés de cryptage de manière parfaitement aléatoire.
Cette perfection a été démontrée par les tests statistiques les plus sophistiqués. Ces tests ont néanmoins leurs limites. En réalité, les chercheurs font confiance à la théorie quantique pour prétendre à cette perfection. Le processus physique utilisé dans les générateurs de nombres aléatoires produit, par définition, du hasard parfait. Mais cela n’est valable dans le monde réel que si l’appareil qui l’exploite est suffisamment bien conçu. Pour dire les choses autrement : le doute subsiste.
Pour le dissiper, les physiciens et physiciennes de l’UNIGE ont inventé un système qui améliore un générateur de nombres aléatoires de manière à ce qu’il puisse mesurer ven direct la qualité du hasard qu’il produit lui-même. Le système permet ensuite d’opérer une sélection dans les données que le générateur fournit pour garantir un hasard parfait à 100 %.
Ce travail, réalisé dans le cadre du projet QRange du Flagship Quantique de l’Union européenne, dirigé par Hugo Zbinden, est arrivé à sa fin. Désormais exclus de ce programme (lire l’article), les « quantiques » suisses devront à l’avenir jouer leur partition en solo.

 

Quelques notions de cryptographie quantique genevoise

La cryptographie quantique se base sur des lois de la physique quantique qui ont été maintes fois vérifiées en laboratoire. L’une d’entre elles affirme qu’il est impossible d’effectuer une mesure d’un système quantique (une simple particule, par exemple) sans le perturber, voire le détruire. Dans l’idée de transmettre un message secret, cela est bien utile, puisque si un espion (dénommé Ève) désire l’intercepter, il alerterait immédiatement les deux interlocuteurs (Alice et Bob).

Dans le dispositif original de cryptographie quantique
mis au point au Département de physique appliquée (Faculté des sciences), le système de cryptage se base sur des paires d’impulsions laser ultracourtes, séparées l’une de l’autre de 200 picosecondes (millièmes de milliardième de seconde, de sorte qu’on peut juste distinguer leur temps d’arrivée.

L’intensité de la paire d’impulsions laser est tellement atténuée qu’il n’y a, en général, pas plus d’un seul photon. Celui-ci est présent soit dans la première, soit dans la seconde impulsion. Ce sont les deux états possibles du petit système quantique qui est transmis d’Alice à Bob. L’un correspond à un 1 et l’autre à un 0.

À cela s’ajoute un troisième état, un peu spécial, indéterminé, dans lequel le photon se trouve dans les deux états à la fois. Un peu comme si les deux impulsions étaient « à moitié » remplies, comme le permet la physique quantique. Cet état n’a été imaginé que pour induire Ève en erreur et dévoiler sa présence si l’idée lui venait d’intercepter la transmission de la clé.

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Le processus se déroule ensuite en plusieurs étapes.

Au moment de créer une
clé de cryptage, Alice prépare l’état de chaque photon avant de l’envoyer
à Bob. Il peut s’agir de l’état 1, 0 ou indéterminé. C’est un générateur de nombres aléatoires, basé sur la nature totalement indéterminée d’une valeur physique du photon, qui permet de définir la séquence. Cette dernière n’est le résultat d’aucun logiciel mais bien le fruit du parfait hasard. Il est impossible de casser une telle clé, surtout si celle-ci est au moins aussi longue que le message à coder.

Bob, de son côté, mesure les paires d’impulsions et note leur ordre d’arrivée. Il peut effectuer la mesure soit dans la base (X) qui permet de détecter les états 1 et 0 (l’état indéterminé fournit dans ce cas lui aussi un 1 ou un 0, mais de manière totalement aléatoire), soit dans la base (Z) qui permet de déterminer si la paire d’impulsions se trouve ou non dans le troisième état.
Dans la première base, il mesure simplement le temps d’arrivée de l’impulsion, à partir duquel il détermine s’il s’agit de la première ou de la seconde impulsion à l’intérieur de la paire. Dans la seconde, il utilise un autre type de mesure, basée sur l’interférométrie. Il ne peut pas mesurer dans les deux bases à la fois. Il les choisit au hasard.

Il conserve tous les 1 et les 0 obtenus avec la première base et néglige tous les autres résultats (dont les erreurs). Il envoie à Alice les temps d’arrivée des 1 et 0 retenus ainsi que la séquence des bases qu’il a utilisées pour effectuer ces mesures. Ces informations peuvent transiter publiquement, sans aucune précaution, puisqu’elles ne fournissent aucune indication sur l’ordre des 1 et des 0 retenus par Bob.

Alice envoie en retour les détections que Bob peut garder et celles qu’il doit enlever (dont celles correspondant aux états indéterminés et dont elle ne peut pas connaître le résultat obtenu par Bob).

À partir de là, Alice et Bob peuvent reconstituer la même clé. Cette opération, qui a l’air fastidieuse, est réalisée 2,5 milliards de fois par seconde. Dès que la clé a la longueur désirée, Alice encode son message et l’envoie à Bob qui peut
le décoder. Aucun ordinateur au monde ni aucun espion ne pourra en décrypter le contenu.

Si Ève tente malgré tout d’intervenir au moment où la clé est élaborée, lors de l’échange de photons, elle perturbe inévitablement la communication. Bob et Alice n’ont alors qu’à choisir une séquence prise au hasard de la clé qu’ils ont fabriquée et la comparer pour voir si des incohérences apparaissent.
Ève ne peut pas non plus réinjecter dans le canal quantique établi entre Alice et Bob un photon identique à celui qu’elle a espionné et donc détruit. Car si elle mesure le photon alors qu’il se trouve dans son état indéterminé, elle ne peut pas le reconnaître en tant que tel puisque sa mesure fournira forcément un 1 ou un 0, lois de la quantique obligent.

Alors bien sûr, si quelqu’un espionne directement ce qu’Alice tape sur son clavier, par exemple à l’aide de méthodes aussi sophistiquées que l’analyse fine des vibrations de la fenêtre générées par le bruit des touches, toute cette technologie perd de son intérêt. Mais quel genre de cachottière serait Alice si elle prenait le risque de se confier depuis une pièce aussi exposée ?