Campus n°149

Quand des aurochs et des mammouths trotteront ensemble

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Entre utopie et fiction, la résurrection d'espèces éteintes mobilise de nombreuses équipes de recherche à travers le monde. Un récent ouvrage dresse l'état des connaissances dans le domaine ainsi qu'une réflexion sur les questions qu'il suscite.

Verra-t-on bientôt des mammouths laineux parcourir la steppe arctique? Des moas, ces oiseaux bipèdes disparus il y a cinq siècles, fouleront-ils à nouveau le bush néo-zélandais ? Les forêts de Tasmanie retrouveront-elles le thylacine ou loup marsupial après presque cent ans d’absence ? Bien qu’optimistes, ces hypothèses ne sont pas toujours fantaisistes. La désextinction, ou résurrection d’espèces éteintes, mobilise actuellement de nombreuses équipes de recherche à travers le monde, lesquelles recourent à diverses techniques scientifiques, du croisement d’espèces à l’ingénierie génétique. Signé par Nadir Alvarez, professeur titulaire au Département de génétique et évolution de l’UNIGE, et Lionel Cavin, conservateur au Muséum d’histoire naturelle de Genève, l’ouvrage Faire revivre des espèces disparues ? propose un inventaire des avancées scientifiques dans le domaine ainsi qu’une réflexion sur les questions qu’il suscite.
« L’un des projets de désextinction les plus concrets – et avancés – est celui de l’auroch, la vache sauvage à l’origine de tous les bovins domestiqués, disparu au XVIIe siècle, explique Nadir Alvarez. La quasi-totalité des gènes de cette espèce disparue est encore présente dans les races de vaches actuelles, ce qui a permis d’envisager de les rassembler à nouveau en procédant par sélection artificielle, c’est-à-dire en croisant des individus et en sélectionnant à chaque génération les caractères les plus typiques de l’auroch. »
Des essais dans ce sens sont menés depuis bientôt cent ans. Ils ont donné lieu à des néoaurochs qui ressemblent de plus en plus à l’animal éteint et dont certains spécimens trottent librement, par exemple dans la région réensauvagée du delta de l’Oder, à la frontière entre l’Allemagne et la Pologne.
Une autre méthode dont les résultats pourraient être prometteurs en matière de désextinction est le clonage. Rendue célèbre par la naissance de la brebis Dolly en 1996, cette technique consistant à transférer un noyau de cellule somatique dans un ovocyte a déjà été pratiquée sur des dizaines d’espèces. Elle exige toutefois d’être en possession d’une cellule vivante appartenant à l’espèce que l’on souhaite faire revivre. Une tentative de clonage a ainsi été menée sur le bucardo, ou bouquetin des Pyrénées, sur la base de cellules prélevées peu avant la mort du dernier individu, survenue en janvier 2000. Avec un succès tout relatif, toutefois, puisque le seul cabri issu de cette expérience est mort quelques minutes après sa naissance.

Un éléphant velu

À la suite de l’extraordinaire découverte d’une activité biologique dans des tissus de mammouth conservés 28 000 ans dans le permafrost, une équipe japonaise mène, quant à elle, le projet encore plus incertain de cloner l’emblématique animal disparu depuis des milliers d’années.
Cela dit, si ce n’est par clonage, le mammouth pourrait voir le jour grâce à une méthode de génie génétique. Cette branche a fait un gigantesque bond en avant avec la découverte dans les années 2000 d’un système d’édition, le Cripr-Cas9, tellement précis qu’il permet d’envisager de modifier l’ovocyte d’une espèce proche en y insérant les gènes responsables des caractéristiques morphologiques et écologiques de l’animal éteint. Dans le cas du mammouth, il s’agirait de modifier le génome d’un éléphant d’Asie pour lui attribuer un pelage épais, des oreilles plus petites, une résistance au froid, etc. En théorie, et à condition qu’une espèce proche soit encore vivante, cette méthode d’édition pourrait être appliquée à toute espèce éteinte dont on aurait un accès au génome, même partiel. À ce titre, les collections des musées d’histoire naturelle, vieilles parfois de plusieurs siècles, sont des sources inestimables révélées par une discipline scientifique nouvelle, la muséomique, soit l’étude des génomes sur la base de spécimens conservés en musée. Le Musée d’histoire naturelle de Genève possède, par exemple, l’unique émeu de Baudin taxidermisé connu au monde et dont l’espèce est aujourd’hui éteinte.

Quand les poules auront des dents

En remontant encore dans le temps, les dinosaures, disparus il y a 66 millions d’années, représentent pour certains le graal de la résurrection des espèces éteintes. Retrouver de l’ADN de dinosaure semble toutefois improbable – les plus anciennes traces d’ADN identifiées remontent à moins de 2 millions d’années. C’est donc une autre approche qu’a choisi de suivre le paléontologue Jack Horner, principal conseiller du film Jurassik Park, avec son projet Chickenosaurus. Celui-ci cherche en effet à faire désévoluer un poulet. Comme tous les oiseaux sont des descendants en ligne directe des dinosaures, l’idée consiste à remettre en activité des vestiges de gènes pour créer des poules ayant des caractéristiques proches des dinosaures (dents, longue queue…). La démarche n’a toutefois pas dépassé le stade de l’embryon et a depuis été abandonnée. Elle a néanmoins permis d’améliorer la compréhension de la transition entre les dinosaures et les oiseaux.
« Au-delà des aspects techniques, ce qui nous intéressait particulièrement dans ces projets de désextinction, c’est qu’ils remettent complètement en question notre rapport à la nature, explique Nadir Alvarez. En effet, une fois l’espèce déséteinte, il faudra sans doute créer des espaces adaptés pour l’accueillir. Elle pourrait même bénéficier des efforts de réensauvagement défendus par de nombreuses entités, dont Rewilding Europe, une fondation très active en Europe qui prône l’acquisition de terres pour créer de vastes réserves et y réimplanter des espèces sauvages. »
Le Pleistocene Park, par exemple, s’inscrit dans ce mouvement. Il s’agit d’un vaste projet de réensauvagement dans une réserve qui couvre plusieurs centaines d’hectares en Sibérie et accueille déjà une grande variété d’espèces. Il vise à rétablir la steppe arctique avec l’objectif d’offrir un habitat à la mégafaune d’Eurasie, aussi bien actuelle que ressuscitée.
« Les espèces déséteintes pourraient jouer le rôle d’espèces parapluie, de la même manière que le grand panda en Chine, poursuit Nadir Alvarez. Pour sauvegarder cet animal, on préserve son écosystème et toutes les espèces qui y sont associées en bénéficient. Si on pouvait faire de même avec le mammouth en Sibérie, l’oiseau-éléphant à Madagascar, et toutes les espèces qu’on aimerait déséteindre, de grandes surfaces et les espèces qui les occupent pourraient être protégées. »
Pour les auteurs, la désextinction serait également une façon pour l’humanité de réparer quelque peu les dégâts dont elle est responsable. Il y a quelques dizaines de milliers d’années, par exemple, le continent nord-américain était peuplé d’une mégafaune spectaculaire (paresseux géant, ours à face courte, dromadaire, tigre à dents de sabre, mastodonte…) disparue brutalement il y a un peu plus de 10 000 ans. Cette extinction correspond à la fin d’un épisode glaciaire, c’est pourquoi elle était autrefois attribuée aux changements climatiques. Mais l’hypothèse ne suffit pas à tout expliquer. « Longtemps éludée, la responsabilité d’Homo sapiens dans ces disparitions est aujourd’hui acceptée par une majorité de scientifiques, commente Nadir Alvarez. La meilleure preuve en est l’étonnante correspondance entre l’arrivée des humains dans un nouveau territoire et les extinctions rapides d’espèces peu de temps après, et cela, presque partout sur la planète.»
Demeure la question éthique : l’homme peut-il aujourd’hui modifier des génomes pour réparer ses erreurs passées ? Pour Nadir Alvarez, la réponse est positive : « L’être humain bricole la nature depuis la nuit des temps. Il a modifié la planète entière. La biomasse des vertébrés terrestres se compose aujourd’hui à 97 % d’humains et d’animaux d’élevage et à 3 % d’animaux sauvages. Il y a 10 000 ans, c’était l’inverse. Est-il cohérent de s’offusquer aujourd’hui du fait que nous modifions des génomes ? Si cela peut permettre de créer plus d’espace pour la nature, alors tant mieux. »

Melina Tiphticoglou