Journal n°163 du 28 sept au 10 oct 2019

«La question écologique est en train d’infiltrer tous les partis»

image-1.jpgLes questions environnementales figurent aujourd’hui en tête des préoccupations des citoyens. C’était loin d’être le cas en 2009, lors de la création de l’Institut des sciences de l’environnement (ISE). Professeure associée à la Faculté des sciences de la société et directrice de l’Institut, Géraldine Pflieger analyse cette évolution.

Quel rôle a joué la recherche universitaire dans la prise de conscience sur le changement environnemental?
Géraldine Pflieger
: Dès le moment où les effets du changement climatique deviennent perceptibles, les citoyens se tournent vers la science pour en comprendre les causes et trouver les moyens d’agir. Les chercheurs jouent par conséquent un rôle clé de traducteurs dans la dynamique qui est en train de se créer. Mais ils n’en sont de loin pas les seuls acteurs. Pour parler de la Suisse romande, il faut saluer l’effort remarquable des médias qui relaient l’information scientifique, et notamment celle produite par l’ISE dès sa création. Les ONG jouent également un rôle important, par exemple sur la thématique des pollutions dues au plastique, pour alerter et nourrir la prise de conscience. Enfin, de manière plus inédite, on assiste depuis une année environ à une forte mobilisation de la société civile. Les manifestations de jeunes ont indéniablement eu un impact, y compris auprès des politiciens. La question écologique est en train d’infiltrer tous les partis. Et c’est une très bonne nouvelle. Mais il faut aussi relativiser. Certes il y a une prise de conscience, toutefois, aucune action tangible nouvelle permettant de se montrer optimiste n’est venue traduire ce sentiment d’urgence.

Il ne suffit pas de changer les dirigeants pour changer de politique. Il faut donc davantage intervenir à l’échelon institutionnel.

C’est ce que semblent exprimer les jeunes qui trouvent que le milieu politique ne se saisit pas suffisamment de la question…
Nous abordons cet aspect à l’ISE à travers nos études sur la gouvernance. On voit que l’enjeu est avant tout institutionnel, dans la façon dont sont produites les politiques publiques. Il ne suffit pas de changer les dirigeants pour changer de politique. Il faut donc davantage intervenir à l’échelon institutionnel.

C’est-à-dire?
Prenons l’exemple de Genève. Des politiques ambitieuses et innovantes ont été mises en place, que ce soit au niveau de la gestion des déchets, de l’écologie industrielle, des ressources en eau, de l’énergie ou de la biodiversité. Cependant, la cohérence entre ces diverses politiques publiques est peu appréhendée. L’État est structuré en silos. Or il y a des synergies évidentes et parfois aussi des arbitrages à faire, mais les interfaces n’existent pas. Il s’agit d’un des sujets les plus pressants à l’heure actuelle: arriver à penser une forme de cohérence entre les mesures prises sur les diverses thématiques liées à l’environnement.

La recherche ne subit-elle pas des orientations dictées par l’actualité, au détriment de sujets tout aussi importants mais moins médiatisés?
Autant nous faisons à l’ISE un travail de transfert de connaissances vers les sphères de décision, à travers la formation continue ou la plateforme GE-En-Vie, lancée il y a une année avec l’État et la HES-SO, autant nous continuons à mener nos recherches selon notre propre agenda scientifique. Cela me tient énormément à cœur. Tout ne doit pas être dicté par l’actualité. Nous effectuons donc des recherches fondamentales disciplinaires de pointe, tout en favorisant les approches interdisciplinaires et en diffusant les résultats de ces travaux de manière à produire du sens pour la collectivité. Avec cinq facultés impliquées, 30 disciplines et quelque 150 chercheurs, nous disposons de la force pour agir sur ces trois fronts en même temps.

Quels sont vos axes prioritaires?
Nous mettons l’accent sur les impacts du changement climatique, sur la thématique de l’eau, qui fédère à elle seule près de la moitié de l’institut, et sur l’énergie, un domaine où nous pouvons capitaliser sur les travaux effectués en amont de l’ISE. Enfin, nous sommes particulièrement à la pointe dans tout ce qui a trait à l’observation du changement environnemental, à l’utilisation des satellites et des outils numériques pour la cartographie ou le Datacube, par exemple.

Quel type de formations proposez-vous?
Les employeurs avec lesquels nous travaillons dans le cadre de recherches nous disent souvent que les étudiants qui sortent de l’ISE avec une maîtrise en sciences environnementales sont des couteaux suisses, des personnes capables, dans des relations entre services issus de cultures professionnelles différentes, de rapprocher les idées pour créer du sens et des projets communs. Nous les amenons vers des positions où ils sont à la confluence. C’est un atout très important. La même approche prévaut pour nos cours de formation continue et pour les deux MOOC que nous proposons.

Faute de prendre en compte la dimension sociale du changement environnemental, le fossé entre perdants et gagnants va se creuser.

L’hypothèse d’un effondrement de civilisation dû à la crise environnementale vous paraît-elle plausible?
L’effondrement complet d’une civilisation est difficile à estimer et à prévoir. En revanche, certains signaux sont très clairs: faute de prendre en compte la dimension sociale du changement environnemental, le fossé entre perdants et gagnants va se creuser. Je ne vois donc pas un effondrement complet, mais plutôt une fracture ultime entre les puissants, qui disposeront des ressources pour se protéger des effets du changement climatique, et la grande masse des personnes qui en subiront de plein fouet les effets, sans que leur comportement y soit pour quelque chose.

Quelle peut être la position de l’individu devant une telle perspective?
Il ne faut ni dédouaner entièrement ni surresponsabiliser l’individu. Ce sont pour moi deux dangers. Certaines personnes n’ont pas le choix quant à leurs pratiques, c’est ce qui a été l’un des détonateurs de la révolte des «gilets jaunes» en France. À l’inverse, ne pas responsabiliser du tout l’individu aboutit à des aberrations, avec des marchés qui ne tiennent absolument pas compte des coûts environnementaux. L’État ne joue pas non plus suffisamment son rôle. Il dispose pourtant d’une panoplie d’instruments pour influencer les choix et les comportements: les bonus, les taxes, les amendes ou les nudges. —